Le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad – mentionnés sous le nom de « G-5 Sahel » en référence au groupe que ces Etats ont formé pour lutter contre la précarité de la région – risquent d’être pris dans des pièges de pauvreté et de conflit (voir classement des pays dans le tableau ci-dessous). Ces pièges sont apparus à la suite du désengagement des Etats avec les réformes structurelles suscitées par les donateurs dans les années 90. En effet, elles ont conduit les gouvernements à sacrifier les dépenses de sécurité au profit d’investissements dans divers secteurs, notamment l’éducation. Les pays du G-5 et certains de leurs voisins sont devenus des Etats fragiles et parfois « faillis » (failed states) à mesure que les gouvernements devenaient incapables de maintenir grâce à un renforcement de l’armée, la police, la gendarmerie et la loi l’équilibre entre les occasions d’activités productives de revenus et la protection de ces revenus durement gagnés.
Notes:
a/ Population en 2015 (en millions), UN World population prospect
b/ PIB par tête en dollars US courants (données 2014 pour la Mauritanie), WDI 2015
c/ Indice composite “Food-Energy-Water”(FEW) (148 pays, 1 étant le rang le plus élevé). http://www.prgs.edu/pardee-initiative/food-energy-water/interactive-index/guide.html
d/ Taux de croissance annuel moyen du PIB (%)
e/ UN World population prospect (variante moyenne de fécondité)
f/ APP: Aide publique programmable
g/ Données APD : Creditor Reporting System (CRS) Aid Activities database, OECD. Dépenses dans les pays donateurs exclues.
h/ Pays les moins avancés (PMA) selon le classement de l’ONU. Sont exclus l’Ethiopie et le Bangladesh (694 millions de personnes)
Le rapport Allier sécurité et développement – Plaidoyer pour le Sahel, publié par la Fondation pour les études et recherches dans le développement international (Ferdi) résume le point de vue et les idées de dix-sept acteurs et observateurs du « drame sahélien » : militaires, universitaires de la région et d’ailleurs, diplomates, dignitaires, anciens ministres sahéliens et représentants d’ONG présentes sur le terrain. Ce rapport s’adresse à un public large : praticiens, décideurs de la communauté internationale, spécialistes de l’aide, personnel politique du Sahel et des pays donateurs. La totalité des acteurs et observateurs auditionnés ont souligné l’urgence de la situation au Sahel et admis qu’il ne pouvait y avoir de développement sans sécurité et de sécurité sans développement. Il est clair que des progrès durables ne pourront être faits sans une appropriation des politiques par les pays sahéliens. Néanmoins, un « big push » d’aide publique au développement est aujourd’hui indispensable et les chances de succès d’un tel effort diminuent à mesure que le temps passe.
Les conflits violents au Sahel ont des origines diverses et complexes, certaines profondément ancrées dans l’histoire des pays sahéliens, comme dans le cas des révoltes touarègues liées au sentiment d’exclusion de la vie politique que ces communautés ont ressenti. D’autres facteurs incluent la transformation de la région en plaque tournante du trafic de cocaïne à partir de 2005 (en plus d’autres biens plus « traditionnels ») et le retour de Libye en 2013 de milliers d’hommes armés à la suite de la chute de Mouammar Kadhafi. Ces deux évènements ont par ailleurs favorisé la pénétration d’armes sophistiquées au Sahel. S’ajoutent à cela des conflits familiaux sur la terre, des griefs nationaux (revendications touarègues) et des luttes liées aux nombreux trafics (armes, drogues, contrebande et migrants). La situation s’est aggravée lorsque l’Algérie a expulsé de son territoire les membres d’Al-Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), amenant ainsi des acteurs dangereux au Sahel et modifiant le schéma des conflits autour des frontières. Le banditisme armé s’est propagé et l’insécurité du quotidien a augmenté. Les fragmentations ethniques, linguistiques et religieuses érodent l’identité et rendent la gouvernance plus difficile.
La croissance rapide de la population et l’augmentation de la part des jeunes ont ralenti la croissance du revenu par tête, alimentant les vulnérabilités sociales, éducatives et politiques déjà existantes. Les témoignages récoltés au moment de la rédaction du rapport ont été unanimes sur le fait que les efforts visant à modérer la croissance de la population devaient s’appuyer sur l’amélioration des systèmes de santé, particulièrement pour les femmes et les jeunes. Comme ailleurs, les taux de scolarisation primaire augmentent, mais le temps passé à l’école tend à diminuer. De plus, le secteur de l’éducation publique ne permet pas de répondre aux besoins de formation du secteur agricole. Au même moment, les emplois dans le secteur public se font de plus en plus rares tandis que les emplois dans l’industrie et les services restent réservés à ceux ayant des qualifications de niveau secondaire ou supérieur. Beaucoup de jeunes ne souhaitent pas trouver un emploi dans l’agriculture, repoussés par les hiérarchies intergénérationnelles indéracinables, et se sentent exclus de la vie économique, sociale, politique et citoyenne. Des écoles coraniques d’obédience salafiste (soutenues par des organisations religieuses financées par des pays du Golfe Persique) comblent l’absence d’offre et de confiance dans le système éducatif public, particulièrement au Nord du Sahel où les gouvernements ont disparu. Beaucoup d’écoles coraniques ne font que préparer leurs élèves à s’insérer dans une société dominée par la religion.
Le soutien international au Sahel, à commencer par l’engagement de l’UE à hauteur de 5 milliards d’euros en avril 2011, se caractérise par de longs délais d’instruction et de faibles déboursements. Les attentats terroristes au Mali au début de 2013, à haute visibilité, ont entraîné l’arrivée massive d’une combinaison de subventions et d'interventions militaires au Sahel. En novembre 2015, un plan détaillé pour dépenser les fonds promis de l'UE a finalement été adopté. Le financement a été complété par un fonds d'urgence d’un milliard d'euros, mais sans clarifications sur la date de déboursement de cet argent. Alors que la communauté internationale s’est concentrée sur le développement du Sahel, le soutien de la France s'est orienté davantage vers des dépenses militaires (voir figure ci-dessous). Suite à une série d’interventions militaires au Mali (opérations SERVAL et BARKHANE, EUTM-Mali et MINUSMA), les parties au conflit ont signé un accord de paix en 2015, évitant à la région de sombrer dans le chaos. Mais alors que le terrorisme a été contenu, la paix reste menacée car les dépenses militaires n'ont pas résolu le problème de l'insécurité quotidienne causée par le banditisme, les trafics et les violences qui y sont liées. Comme l'a dit l’un des interlocuteurs interrogés par la Ferdi, « il est inutile de construire des écoles ou d’installer des points d’approvisionnement en eau si nous avons peur d'aller au marché ou d'envoyer nos filles chercher de l'eau ».
Depuis longtemps, les donateurs sont réticents à financer les dépenses militaires, de police et de gendarmerie par peur d’encourager ou de renforcer des groupes armés montrant souvent peu de respect pour les droits humains. De ce fait, les dépenses militaires ne sont pas reconnues comme de l’aide publique au développement (APD). Cela revient à ne pas reconnaître le besoin de ressources additionnelles pour renforcer la capacité des forces de sécurité africaines à protéger les populations civiles dans les régions reculées et peu peuplées. Mais le renforcement des capacités des armées, gendarmeries et forces de police prendra du temps et les donateurs veulent tout d’abord s’assurer d’une bonne gouvernance des Etats avant de les aider financièrement à construire leur propre système de sécurité.
L'insécurité, la complexité socioculturelle des pays du G-5 et l'obligation de «ne pas nuire» (OCDE, 2007) expliquent l’inaction au Sahel ainsi que la configuration des dépenses des donateurs. En 2014, la part de l’APD allouée au secteur de la santé a été acceptable (28% pour la France, 21% pour les Etats-Unis et 9% pour les donateurs multilatéraux). A l’inverse, les fonds alloués par tête à l’agriculture et surtout à l’éducation – les deux secteurs mentionnés dans le rapport de la Ferdi comme prioritaires – ont été généralement faibles et ont eu tendance dans certains pays à diminuer entre 2010 et 2014 par rapport à 2005-2009 (voir tableau ci-dessus). Il est urgent d’accroître l’effort financier de la communauté internationale pour améliorer la sécurité quotidienne des populations et relancer le développement économique. Tous ceux que nous avons auditionnés durant la préparation du rapport de la Ferdi ont convenu que le coût de l'investissement dans le bien public que représentent la sécurité et le développement des pays du G-5 sera bien inférieur à celui de la gestion des coûts humains, financiers et politiques d'une crise prolongée.
Les personnes auditionnées ont aussi souligné l’importance d’une approche multidisciplinaire compte tenu de la complexité socioculturelle de la région sahélienne. Cela implique que chercheurs, diplomates, ethnologues, humanitaires et experts de la défense et du développement travaillent de concert dans leurs domaines d'expertise respectifs. Le succès dépendra d’une étroite coopération entre les secteurs public et privé travaillant avec les ONG locales et internationales. Des progrès simultanés en matière de sécurité, d’éducation et de modernisation du secteur agricole sont nécessaires pour lutter contre les vulnérabilités démographiques, économiques, sociales, environnementales et institutionnelles.
Le rapport de la Ferdi a identifié de nombreux s exemples d’actions très prometteurs pour le Sahel. Tout d’abord dans l’agriculture, avec par exemple les activités de développement rural dans les régions d’Agadez et de Tahoua au Niger ou le projet d’agro-écologie de Keita (également au Niger). Mais aussi dans le domaine de la sécurité avec les programmes de « désarmement, démobilisation et réintégration » (DDR) des anciens combattants, comme celui mené avec succès en Côte d’Ivoire. Le redressement de la situation au Sahel nécessite un « big push » de l’aide afin de réduire l’insécurité quotidienne ainsi qu'un ciblage de l'APD vers les projets à retour rapide. Par exemple, un bon point de départ serait de favoriser des initiatives visant à promouvoir l'inclusion de contenus professionnels dans les programmes scolaires, des mini-projets dans les zones rurales (où vit 70% de la population), combinés à des projets à plus long terme (comme ceux visant à améliorer la qualité des enseignants et des forces de sécurité).