La francophonie apporterait une stabilité non négligeable en période de crise

Interview de Céline Carrère, professeure à l’université de Genève et senior fellow à la Ferdi.

Céline Carrère est co-auteur d’un rapport sur le poids économique de la langue française dans le monde, paru en 2013. Les conclusions de ses travaux -en collaboration avec Maria Masood - ont notamment alimenté les chiffres du rapport Attali sur la francophonie économique et du rapport de l’OIF 2014 sur la langue française dans le monde.

Que représente aujourd’hui la francophonie économique ?

Céline Carrère
: Si l’on définit comme francophones les pays qui ont comme langue officielle le français et les pays dont au moins 20% parlent le français, la francophonie économique représente une trentaine de pays, soit 6 à 7% de la population mondiale. C’est environ 8% du PIB mondial et 12% des exportations mondiales. C’est également 11% des terres agricoles mondiales, 6% des réserves mondiales de ressources énergétiques et 14% des investissements directs étrangers entrants.

La francophonie économique est un atout. Lorsque l’on regarde les chiffres, on constate que parler une même langue crée des liens économiques. On échange davantage entre pays francophones, qu'il s'agisse de flux commerciaux, d'investissement ou de flux migratoires. Dans une étude récente de la Ferdi, nous avons mis en évidence que le partage de la langue française permet d’augmenter de 22% le commerce de marchandises entre une trentaine de pays francophones. Ce qui accroît de 6% en moyenne la richesse par habitant de ces pays et diminue le taux de chômage de 0.2 point. Ces chiffres sont d'ailleurs repris dans le rapport Attali sur la francophonie remis au gouvernement en août dernier et dans le rapport de l’OIF qui vient juste de paraître. On exporte plus entre pays francophones car les coûts de transaction sont plus faibles. Parler une même langue créé un lien fort, une facilité pour établir des contrats, pour communiquer et gérer les formalités douanières, pour installer des succursales. On crée des habitudes de travail.

Lorsque l'on regarde un peu plus en détail la dynamique du commerce au sein de l'espace francophone, deux faits attirent l'attention. En premier lieu, il semble que parler la même langue permette aux entreprises de pénétrer plus facilement le marché. On le remarque par exemple pour les pays d’Afrique de l’Ouest qui s’échangent tout un panel de produits manufacturés entre eux; des produits qu’ils ne parviennent pas toujours à exporter, du moins pour le moment, en dehors de l'espace francophone. De plus, il semblerait que l'on soit plus fidèle à un partenaire qui partage la même langue. Après la crise de 2008, nous avons observé que les flux commerciaux ont fortement diminué entre pays francophones et non francophones, mais qu’ils ont mieux résisté entre pays francophones. Autrement dit, la francophonie apporterait une stabilité qui est peu visible en temps normal, - voire même on assiste à une érosion du lien linguistique dans le moyen terme-, mais qui apparaît non négligeable dans un contexte de crise internationale. On retrouve également cet effet stabilisateur au sein de l'espace hispanophone. Ce sont des observations, des tendances que nous sommes en train d’étudier.

Quelles sont les régions francophones les plus dynamiques ? En quoi sont elles des moteurs ou des relais de croissance durable pour la France?

Céline Carrère
: Depuis le début des années 2000, en termes de croissance du PIB par tête, les régions francophones les plus dynamiques sont l’Afrique subsaharienne et le Maghreb.  Et selon les projections démographiques existantes, le poids des pays francophones dans la population mondiale devrait augmenter fortement et passer à 8% d'ici 2030, en raison de la forte croissance démographique de certains pays d’Afrique subsaharienne. La France pourrait tirer profit de cette dynamique. Dans le rapport de la Ferdi, nous estimons que les échanges commerciaux de la France devraient profiter de cet accroissement plus rapide de la population francophone dans le monde : la part de son commerce avec les pays francophones devrait ainsi augmenter de 3,5% et son taux d’ouverture de 6,2%.

Mais si la France doit pouvoir bénéficier des évolutions favorables que lui offre l'espace francophone « historique », elle peut également avoir intérêt à se tourner vers d'autres marchés en expansion. Depuis vingt ans, les pays francophones connaissent une croissance économique moyenne moins importante que celle enregistrée par les autres pays, même si la crise financière de 2008 y a eu un impact négatif plus faible. Le rapport Attali propose par exemple d'étendre l'espace francophone aux pays qu'il qualifie de "francophiles", tels que le Nigéria ou encore le Ghana pour le continent africain. Il s'agirait alors de dynamiser l'espace francophone en y intégrant un certain nombre de pays dits "francophiles"  à fort potentiel de croissance, dont par exemple le Nigeria, le Ghana, le Qatar, la Thaïlande, le Vietnam ou encore l’Egypte.

Selon l’OIF, 274 millions de personnes parlent français dans le monde. Le français est la cinquième langue la plus parlée et aussi de plus en plus concurrencé. Y a t-il un risque de perte d’influence économique ? Quelles en seraient les conséquences pour la France et les pays francophones ?

Céline Carrère :
Selon l'OIF, le français est aussi considéré comme la 3ème langue des affaires après l’anglais et le chinois dans le monde. Et c'est la 2ème langue la plus apprise dans le monde. Si l’on rajoute à cela la forte croissance démographique de certains pays francophones, la langue française peut se maintenir, mais bien sûr le réseau francophone doit être entretenu, voire étendu. Le partage de la langue française représente un atout économique non négligeable pour les pays francophones, peut permettre un accroissement des échanges via la baisse des coûts  de transactions. A noter également que pour les pays multilingues, maintenir une certaine diversité linguistique permet, au-delà de l'aspect commerce déjà mentionné, d'améliorer les performances économiques. Ces différents liens entre langue et économie au sein de l'espace francophone seront étudiés dans un ouvrage de la Ferdi à paraître début 2015. 


La création d’un Union économique francophone, telle que préconisée par le rapport Attali remis au gouvernement en août dernier, vous semble t-elle pertinente ?

Céline Carrère : Une nouvelle union c’est rajouter un accord sur des accords existants dont on mesure déjà la difficile mise en œuvre. Aujourd’hui, faire collaborer l’UEMOA, la CEMAC et l’Union européenne par exemple n’est pas chose facile. On le voit avec les négociations qui ont porté sur les accords de partenariat économique (APE). On a déjà du mal à négocier ces accords et ce sont pourtant des pays avec lesquels la France a une histoire économique forte.

Il serait peut être plus opportun de renforcer les collaborations déjà en place, comme cela est fait par exemple dans la proposition sur l'Ohada. Etendre les fonctions de l'OIF a du sens si l’on part du principe que la francophonie économique est une priorité. Mais c’est quand même faire un grand saut entre ce qu’est l’OIF aujourd’hui et ce qu’elle devrait être si elle devait fonctionner comme l’Union européenne. Cette Union économique francophone me paraît assez peu réalisable dans un horizon proche.

Propos recueillis par Christelle Marot