Les transferts de migrants représentent 2,5 fois l’aide publique au développement
Ferdi : Que représentent aujourd’hui les transferts de migrants dans le monde ?
Frédéric Docquier : Dans les années 70, le montant de l’aide au développement atteignait 62,2 milliards de dollars, tandis que les transferts de migrants représentaient 12,4 milliards de dollars. Aujourd’hui, ces transferts se montent à 514 milliards de dollars, c’est à dire 2,5 fois l’aide officielle. C’est donc une manne considérable. Il faut noter que ces dix dernières années, les transferts ont plus que doublé, la crise a largement accru cette tendance.Si près de 70% de ces transferts mondiaux sont à destination des pays en développement, de fortes disparités subsistent selon les groupes de pays. Dans les pays à revenu intermédiaire (PRI), les transferts sont 5 à 7 fois plus importants que l’aide étrangère. Ils représentent seulement 60% de l’aide dans les pays les moins avancés (PMA).Dans l’absolu, c’est l’Inde qui arrive en tête avec 53 milliards de dollars de transferts reçus en 2010, suivie de la Chine avec plus de 33 milliards, du Mexique, des Philippines, du Nigeria et de l’Egypte. En termes relatifs, les choses sont différentes. Au Tadjikistan par exemple, les transferts de migrants représentent 40% du PIB. Ce qui est énorme ! C’est environ 28% du PIB au Lesotho, 25% du PIB au Kyrgyzstan. En termes relatifs, ce sont les pays les plus pauvres du bloc soviétique, les pays du Moyen Orient et quelques petites îles en développement qui reçoivent le plus.
Ferdi : De quelle manière la migration affecte ces transferts ?
Frédéric Docquier : Le nombre de migrants internationaux est passé de 92 millions en 1960 à 211 millions en 2010. Avec des taux d’émigration plus élevés dans les PRI que dans les pays les plus pauvres. Cela peut être dû à des contraintes financières et explique en partie pourquoi les PMA reçoivent moins de transferts que les PRI. Toutefois, l’évolution des flux migratoires ne peut expliquer seule ces changements. Le montant moyen envoyé par chaque migrant est passé de 118 dollars par an en 1970 à 2 583 dollars en 2011. Plusieurs facteurs peuvent être avancés : la hausse des disparités de revenus entre pays riches et en développement, la composition changeante de la migration, des coûts de transaction plus bas et une plus grande part de transferts enregistrés dans la balance des paiements.L’évolution des transferts restera marquée par celle des flux migratoires internationaux. Depuis la seconde guerre mondiale, le nombre de migrants internationaux a augmenté à un rythme semblable à celui de la population mondiale, c’est à dire autour de 3%. Toutefois, dans les pays à hauts revenus de l’OCDE, la proportion d’individus nés à l’étranger est passée, en moyenne, de 4,6% à 10,9%. Dans le même temps, la proportion d’immigrés originaires des pays en développement a grimpé de 1,5% à 8%. L’immigration est devenue un sujet majeur dans les pays du Nord et la pression migratoire devrait s’intensifier dans les prochaines décennies.
Ferdi : Comment pèsent les inégalités de revenus ?
Frédéric Docquier : Les dynamiques de transferts sont évidemment affectées par les disparités économiques et démographiques entre les régions. Ces disparités gouverneront l’évolution des inégalités de revenus autant que les incitations à migrer. Notamment en Afrique subsaharienne, où la part dans la population mondiale devrait tripler au cours du 21ème siècle. Pour des raisons historiques et géographiques, l’Europe est la principale destination des migrants africains. Si les disparités économiques entre l’Afrique et l’Europe s’aggravent ou se maintiennent, le nombre de candidats à la migration vers l’Europe devrait « mécaniquement » augmenter au cours du 21ème siècle.Ces changements seront affectés par l’évolution géopolitique mondiale. Ainsi, plusieurs pays émergents ont partiellement convergé vers les pays à hauts revenus depuis les années 80. Les perspectives de développement en Chine et en Inde, combinées avec l’évolution des politiques migratoires dans ces pays, vont affecter la pression migratoire vers l’Europe ainsi que la taille et la structures des flux de transferts de migrants.
Ferdi : Vous avez élaboré un modèle quantitatif pour prédire les flux migratoires et les transferts de migrants. Concernant les flux migratoires, quelles sont les perspectives ?
Frédéric Docquier : Le modèle proposé porte sur 195 pays et couvre l’économie mondiale sur la période 2000-2100. Le scénario de base extrapole les tendances des 30 dernières années et suppose une hausse importante du niveau moyen de productivité des facteurs pour les BRICS (passant de 30% à 87% du niveau des Etats-Unis). La part de la Chine et de l’Inde dans le revenu mondial agrégé augmenterait ainsi de 17,1% à 45,7% au cours du 21ème siècle. En revanche, pour l’Afrique subsaharienne, il table sur une baisse de la productivité relative (de 23,6 à 15,6% du niveau américain). En d’autres termes, ce scénario prévoit que la croissance sera plus forte dans les BRICS et moins forte en Afrique subsaharienne que dans les pays riches.Dans ce scénario, la part de l’Afrique dans la population adulte passerait de 7,1% en 2000 à 20,4% en 2100, tandis que les parts de l’Union européenne, de la Chine et de l’Inde chuteraient. Dans l’hypothèse de politiques d’immigration inchangées, la proportion moyenne d’adultes migrants dans le monde passerait de 3,5% à 4,5% au 21ème siècle. Mais ce taux masque de fortes disparités selon les régions. Les États-Unis, le Japon, la Suisse, l’Afrique du Sud, le Canada et l’Australie devraient connaître une légère baisse de l’immigration. Le décollage de la Chine ou de l’Inde, pays d’émigration dans le passé, réduira la pression migratoire vers ces pays.En revanche, l’Europe et les pays émergents devraient voir le taux d’immigration augmenter massivement. Dans l’Europe des 15, notamment, le taux d’immigration sera 2,3 fois plus fort en 2100 qu’en 2000. Car côté demande, l’Europe pourrait devenir plus attractive, en raison de la convergence dans la productivité totale des facteurs et du revenu avec les Etats-Unis. Plus important du côté de l’offre, la hausse des disparités de revenus avec l’Afrique subsaharienne et la région MENA augmentera la pression pour migrer en Europe. Dans tous les scénarios, la fuite des cerveaux d’Afrique et de la région MENA est attendue à la hausse.
Ferdi : Quelles conséquences sur les transferts ?
Frédéric Docquier : Dans l’hypothèse maximaliste d’une propension constante à transférer, le ratio de transferts rapporté au PIB augmenterait de 2,2% à 12,6% dans les pays à bas revenus et de 2,5% à 8% dans les PMA. En moyenne, le ratio sera multiplié entre 2 et 2,5 dans toutes les régions en développement, sauf en Amérique latine et aux Caraïbes où il stagne. Si le taux de transfert diminue avec l’émigration (comme suggéré dans les études empiriques), ce ratio de transferts sur PIB augmenterait de 2.2% à 5.4%.Les transferts vont devenir progressivement une ressource négligeable pour la Chine et l’Inde. Au contraire, le ratio transferts sur PIB va augmenter pour un grand nombre de pays comme le Tadjikistan, le Népal, le Bangladesh, les Philippines, la Jordanie, le Maroc, le Salvador, le Guatemala et même le Mexique. Les transferts resteront une source majeure de financement pour les pays à bas revenus. Et plus qu’auparavant seront une source revitalisante.
Ferdi : Dans quelle mesure, les fonds envoyés par les migrants africains pourraient contribuer au développement du continent ?
Frédéric Docquier : L’effet des transferts sur le développement reste un sujet controversé. Dans la plupart des études empiriques, il est démontré que l’effet sur la croissance est faible ou non significatif. La raison est que les transferts sont majoritairement consommés et non investis dans le capital productif. Toutefois, il est davantage accepté que les transferts des migrants réduisent la pauvreté extrême dans les pays les moins avancés. Si la convergence économique ne s’opère pas entre les pays riches et pauvres (hypothèse retenue dans mon scénario de base), le rôle joué par les transferts internationaux dans la lutte contre la pauvreté extrême sera encore plus important dans les décennies à venir.
Propos recueillis par Christelle Marot